LE PETIT MIRACLE
DE RITZÉ
Bonjour ! Je me présente
: Ritzé, dit Toutouille dans mon cercle d'intimes. Ou
même Touille pour faire simple. D'ailleurs Ritzé
est l'écriture phonétique de Rézé,
ville de l'est de la France où j'ai été
acheté, je crois du moins, car mon histoire de chien se
perd un peu dans les limbes de l'oubli, et d'ailleurs mon passé
a-t'il de l'importance à présent que je suis vieux
? Enfin , vieux, pas tant que ça, je n'ai que 11 ans,
et un berger de Brie peut vivre longtemps, m'a-t'on dit ? Mais
je ne suis sûr de rien, on dit tant de choses chez les
humains, vous savez bien !!!
J'ai vécu, si je me
souviens bien maintenant que ma mémoire est un peu vacillante,
(au vu de mes dernières aventures canines dans votre monde
un peu cinglé, il faut bien le dire), mes années
de jeunesse dans une famille avec trois garçons, enfin
je crois me rappeler. C'était du côté de
Bordeaux, une espèce de pavillon, avec jardin ??? Il me
revient cependant que je jouais avec la famille, qu'on m'aimait,
je faisais partie de la maisonnée nombreuse, j'étais
vraiment un des leurs. Je pense que j'ai été un
chien heureux au milieu d'eux tous et que cela a duré
longtemps, presque toute ma vie de chien aimé des siens.
J'avais une famille. J'avais une famille.
Je n'ai pas envie de tomber
dans le pathos, vous savez, ces lignes où le toutou se
raconte, et où ensuite, il dit avec une suavité
digne des plus grands d'entre nous : "un beau jour, ils
ne m'ont plus aimé et patati et patata.". Le mélodrame,
j'ai envie d'éviter. J'ai dépassé cela,
moi le briard de onze ans et plus, moi qui vous la joue espiègle
et foufou et qui, au fond, raisonne gravement, comme vous autres...
et qui pense à s'en faire éclater la cervelle.
Oui, nous les animaux, nous pensons, en images et en sons, pas
en mots grammaticaux, mais notre langage est complexe aussi.
Comme notre culture, même si nous sommes différents
de vous autres. Et tant mieux d'ailleurs, souvent.....
Donc un beau jour de la fin
août, elle, elle qui m'a vu grandir et m'a élevé
avec ses gosses je présume, elle est arrivée dans
le Centre de Vacances Canin d'Anny, avec ma gamelle, mon drap
bleu, celui que je connais bien. Elle n'a pas signé de
papier parce que les deux femmes étaient copines. Anny
a fait confiance, la pauvre folle !!! On m' a mis avec les potes
dans le grand enclos de la famille d'accueil, et c'était
sympa. Au début, la nouvelle "Elle" et moi,
on ne s'en faisait pas trop, on pensait juste que c'était
pour deux mois, et on prenait ça avec philosophie, elle
me traitait comme les autres toutous, ses clients poilus, avec
le respect qui nous est dû et la distance qui sied quand
on n'appartient pas à la même famille, mais qu'on
s'aime bien parce que le séjour doit être rendu
plus agréable pour tout le monde.
Le blème, c'est que
la première "Elle" n'est jamais revenue chez
Anny. Au bout de quinze jours, je l'ai vue changer. Je la sentais
nerveuse, angoissée, énervée, en colère.
Je sentais qu'elle devait s'enquiquiner grave avec les numéros
de téléphone, les recherches sur internet, les
pistes de retrouvailles éventuelles, les lois humaines...
Elle était plus impatiente. Son regard sur moi changeait
aussi, imperceptiblement. Il y avait dans ses yeux comme une
immense tristesse, des larmes, grosses, qui la secouaient, et
elle me regardait en serrant les poings, je crois qu'elle se
faisait du souci pour mon avenir. Un jour, elle m'a pris dans
ses bras, je suis très grand, et elle m'a regardé
plus longuement que d'habitude. A partir de là, j'ai commencé
à foirer complètement, je partais en vrille sentimentale.
Je pigeais déjà. Je devenais infernal, idiot, j'ai
même attaqué un caniche, je ne sais plus pourquoi,
la souffrance muette me rendait stupide.
Elle avait du mal à
me canaliser mais quelque chose de nouveau naissait entre nous
deux. Je passais du statut de client à celui, plus transitoire,
de........ le mot ne me vient pas, je ne l'aime pas. Il me fait
encore mal. Mine de rien, à la manière chien, qui
a du chien, convenez-en au moins une fois dans votre vie, je
l'observais et je suivais son histoire, ses démêlés
dans son odeur et ses gestes. Comme moi, elle était en
pétard grave. Comme moi, elle souffrait dur. Comme moi,
elle se battait comme un lion. Je la voyais serrer les poings,
cracher par terre de dégoût, regarder le beau ciel
d'automne, (le temps passait ) et jurer qu'elle gagnerait, qu'elle
sortirait victorieuse de tout cela, que rien ne l'arrêterait.
Et lentement, à force de la voir mûrir de concert
avec moi, j'ai changé. Je me suis calmé, je suis
redevenu une bête sociable et aimable. A force de nos regards
emmêlés, de ses caresses furtives, esquivées,
qui en disaient long sur son état mental. Elle ne me racontait
rien, mais elle me donnait ses phéromones et moi je lui
donnais ma musculature et mes joies de chien espérant
enfin....
Dès mon arrivée,
elle m'avait toiletté à sa manière, c'est-à-dire
qu'elle m'avait presque tondu, car j'étais atrocement
mal entretenu. Là, je retrouvais du poil de la bête,
ma beauté digne et forte propre à ceux de ma race,
les grands bergers nobles du pays de Brie. Elle contacta des
éleveurs, des syndicats, des sites, des forums, des centaines
de gens de partout pendant des semaines. Je ne savais pas cela,
ça se traduisait par un stress de sa part, elle manquait
de sommeil. Moi je dormais du dodo des justes, affalé
en serpillère dans la chambre des chiens, sur le vieux
canapé grignoté par mes confrères, qui partait
en lambeaux, ce trempoline joyeux de nos jeux. Sous la broussaille
de mes poils hirsutes, je l'aimais en douce. Et je savais qu'elle
m'aimait aussi, malgré la réserve qu'elle mettait
volontairement dans nos rapports (pour ne pas souffrir ultérieurement,
me disait -t'elle, mais cela n'allait pas dans ma compréhension
canine, nous n'avons pas cette valeur là, nous autres).
Un autre beau jour, elle me
regarda différemment, son regard ne cessait d'évoluer
depuis 5 mois, ses odeurs aussi, ses gestes se calmaient, redevenaient
amples, souples, doux et légers. Je ne compris pas. Mais
j'étais content aussi, sans savoir pourquoi. Je sus qu'il
fallait que ma patience s'unisse à sa patience et qu'on
attendait ensemble quelque chose mais quoi ? Quoi bon sang ????
Elle s'occupait de moi, me doudounait, jouait au gros nonos avec
moi. J'ai toujours adoré les os pourris à souhaits,
plus ils puent et sont merdiquement merdiques, plus je me sens
bien dans mes coussinets. C'est le nirvana total, l'os pourri.
Plus tard, elle dirait avec une amie (voyez, je commence à
entrevoir quelque chose... sentez avec moi..... ressentez, vibrez,
"intuitionnez-vous..." à mon contact fébrile...)
: L'Os. L'unique. Le mien. Celui que je trainais jusque dans
mon plumard en guide de doudou. Toi l'Os qui m'a tant aidé
dans ces moments d'attente allanguie....
Un soir de décembre,
une troisième "elle " entra dans ma vie. Elle
venait de Nantes, curieux, le pays non loin où j'étais
né !!! Retour aux sources légitimes, le hasard
existe-t'il dans votre monde et dans le mien ? Grande, blonde,
énergique et réservée, elle dormit avec
moi dans la chambre d'amis. Je ne disais rien, j'étais
aux anges, sauf qu'on n'emmena pas l'os pourri. Sniff. Elle m'emmena
promener. Je ne disais rien, mais je sentais que quelque chose
évoluait encore. La troisième "elle "
repartit chez elle, sans doute, et l'attente recommença
mais Anny était définitivement en paix. Je la vis
me sourire, m'entourer de ses bras, et me dire qu'elle ne m'oublierait
jamais, moi le gros ours poilu.... "Mouarf", je répondais.
On n'a jamais échangé beaucoup de mots entre nous,
on parlait le même langage des signes subtils, tout en
"devinances" mouvantes.
Et puis, fin janvier, la troisième
"elle " revint. J'étais étonné
mais content de la revoir. Chose curieuse, elles m'emmenèrent
toutes deux à la SPA de Charente, pour signer des papiers,
disaient-t'elles. Je devinais que j'avais été en
famille d'accueil chez Anny et que j'allais devenir le compagnon
de la troisième "elle". A la SPA, tout le monde
m'accueillit avec le respect dû à mon âge,
à ma triste aventure, à ma taille, à ma
beauté, bien que j'eusse une oreille toujours en goguette
par rapport à l'autre, ce qui ajoute à mon charme
désuet.
Sans le savoir, j'étais
devenu une vedette célèbre.
Anny pleura un peu. Je ne savais
pas qu'elle m'aimait comme cela. J'ai de la tenue, j'exprime
peu mes sentiments. Et puis j'étais occupé à
renifler les odeurs des centaines de potes abandonnés,
puisque on rejette de plus en plus dans cette société
irresponsable. C'est là tout ce que j'exprimerai sur ce
sujet, l'effleurant à peine pour lui donner encore plus
d'ampleur. Je sus aussi qu'Anny avait été un jour
accusée de se faire de l'argent sur le dos de nous autres,
les rejetés, les abandonnés : ça y est,
ici je lâche le mot. Parce que le bénévolat
entraîne peut -être des jalousies ???? Va savoir
!!!!!
Je repartis dans la voiture
de la troisième "elle", une grosse caisse aussi
costaud que moué. Mon Jiminy Cricket me dit que je reviendrai
revoir Anny plus tard, que j'allais commencer une nouvelle vie,
et qu'à présent ces deux femmes étaient
devenues les meilleures amies du monde : mes sauveuses, mes chères,
mes très chères sauveuses unies !!!!
Pour moi tout va bien à
présent à Nantes. J'entame une retraite sportive.
Je suis heureux. Je me vautre sur le canapé. Parfois,
je soupire, je me rémémore les instants passés
avec la bergère autralienne chez Anny, ou bien, ou bien
il me revient une vague image, le regard d'un petit garçon
face au chiot que j'étais, mais cela est diffus dans ma
mémoire, c'est devenu comme un gaz fluide, il n'en reste
que le parfum de l'oubli.... Alors je revois L'Os, l'Ami. Mon
cher vieil os qui m'a soutenu dans mes moments d'inquiétude
où je me rongeais les sangs en même temps que l'os.
Comment tu vas l'Os ? T'es
pas fini de ronger ? Te reverrai-je quand je reviendrai dire
bonjour ? Avec elle, qui m'a adopté, moi le vieux chien,
qui a eu ce courage et cette immense noblesse de coeur, alors
qu'on jette les furets, les chatons et les chiots dans des poubelles
pour s'en débarrasser, parce que c'est devenu comme une
mode commode : elle , elle a qui Anny rend hommage,
elle qui m'a recueilli, qui est venue de Nantes tout exprès
pour moi, le vieux briard fauve... tout exprès pour moi..............
Mes petites femmes, je vous
dis merci. Je dis merci à toute cette chaîne de
solidarité qui s'est tissée autour de mes vieux
jours, je vous aime de tout mon coeur de chien.
Et toi, mon os secourable,
je te prie d'aider tous ces toutous un peu largués, dont
les maîtres sont parfois très pauvres, qu'Anny soigne
pour un prix modique, pour aider notre espèce. Et vous,
travailleurs infatigables et merveilleusement merveilleux du
refuge où je ne suis allé qu'une fois grâce
à cette chaîne, je vous léche très
très fort, vous rattrapez dans mon âme la saloperie
humaine.
Mon Os et moi, on pense à
vous tous, les laissés-pour-compte, qui êtes derrière
les grillages, et on vous dit de garder espoir toujours, car
en mon nom, Ritzé dit Toutouille, le berger de Brie, le
miracle peut arriver. Il faut toujours toujours garder espoir,
voyez-vous, toujours mes frères. Moi, Ritzé, le
grand Ritzé, je porte bonheur.
Wouf wouf wouf !
Ritzé de Nantes.
|